« Taxer l’activité réelle des multinationales dans chaque pays »

Pas José Antonio Ocampo

Dans cette chronique, l’économiste José Antonio Ocampo explique que la manière la plus juste d’imposer les bénéfices des sociétés consiste à traiter les multinationales en tant que sociétés uniques faisant des affaires à travers les frontières internationales.
 

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Ces dernières années, les fuites de documents comme les « Panama Papers » et les « Paradise Papers » ont dévoilé les dessous obscurs de la mondialisation et provoqué des dénonciations de l’évasion fiscale de la part de citoyens du monde entier. Le plus choquant est que ces pratiques sont légales. Quand les multinationales créent des filiales, celles-ci sont considérées comme des entreprises légalement indépendantes. Une société mère peut ensuite fixer les prix des transactions entre ses filiales pour enregistrer ses bénéfices dans des pays à faible taux d’imposition, plutôt que dans les pays où l’activité économique initiale s’est réellement produite.

Maintenant que les états-Unis ont réduit leur taux de 35 % à 21 %, le nivellement par le bas va probablement s’intensifier

Ce système du « prix de transfert » alimente la concurrence entre les pays, qui ont revu à la baisse leurs taux d’impôt sur les sociétés. Maintenant que les Etats-Unis ont réduit leur taux de 35 % à 21 %, le nivellement par le bas va probablement s’intensifier. En Inde, au Mexique, au Brésil et dans d’autres pays en voie de développement, les politiciens appellent déjà à des réductions d’impôts afin de rester compétitifs, d’attirer les investissements étrangers, de créer ou de sauver des emplois.

Tous les pays ont le droit de s’assurer qu’ils sont compétitifs au sein de l’économie mondiale. Ils peuvent y parvenir de plusieurs manières, notamment en investissant dans l’éducation, en finançant la recherche scientifique et technologique et en construisant des infrastructures efficaces. Mais la concurrence fiscale n’est pas la voie à suivre, notamment parce qu’elle réduit les revenus nécessaires pour réaliser de tels investissements, en particulier dans les pays en développement qui, selon un rapport du Fonds monétaire international de 2015, perdent plus de 200 milliards de dollars par an en raison de l’évasion fiscale des multinationales.

Arrêter le nivellement par le bas

Lorsque les pays créent des régimes fiscaux conçus pour voler les recettes fiscales des autres, il en résulte moins d’argent pour l’éducation, les soins de santé, les programmes de réduction de la pauvreté et la lutte contre le changement climatique. Cela ne devrait pas être autorisé, et les multinationales doivent arrêter d’aggraver le problème en menaçant de quitter les pays à moins que les impôts ne soient réduits. Après tout, un principe fondamental de la responsabilité sociale des entreprises est que celles-ci doivent payer leur quote-part d’impôts où qu’elles se trouvent.

Les multinationales ont toujours le droit de situer leurs bénéfices dans des juridictions à fiscalité ultrafaible

La seule manière d’arrêter ce nivellement par le bas consiste à opter pour la coopération mondiale. Il y a trois ans, l’OCDE et le G20 ont fait un pas dans la bonne direction en dévoilant le programme Base Erosion and Profit Shifting (« érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices », BEPS), un système de déclaration des bénéfices et des impôts payés par pays visant à faciliter l’échange d’informations entre les pays. Mais le BEPS s’est révélé insuffisant, en particulier pour les pays en développement, car il n’a pas résolu le problème central : le prix de transfert. Les multinationales ont toujours le droit de situer leurs bénéfices dans des juridictions à fiscalité ultrafaible.

Coopération mondiale

La Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des sociétés, que je préside, a évalué des propositions alternatives. La manière la plus juste et la plus efficace pour attribuer et imposer les bénéfices des sociétés consiste à traiter les multinationales en tant que sociétés uniques faisant des affaires à travers les frontières internationales. Ainsi, les bénéfices mondiaux totaux d’une entreprise pourraient être imposés selon des facteurs tels que les ventes, l’emploi et l’utilisation des ressources (bref, leur activité économique réelle) dans chaque juridiction. L’Union européenne envisage actuellement une proposition similaire.

Seul un effort de coopération véritablement mondial peut réparer un système déficient

Il est certain que, dans un tel système, les pays continueront de se faire concurrence pour les investissements et les opérations commerciales en abaissant leurs taux d’imposition des sociétés. C’est pourquoi nous proposons que tous les pays se mettent d’accord sur un taux minimum d’au moins 15 % à 25 %. En attendant, les pays en développement ne peuvent rester sans rien faire. Ils doivent commencer par hâter cette évolution, en fixant des taux minimums d’imposition au niveau régional. Ils peuvent également utiliser un système, déjà en place au Brésil, qui établit un revenu minimum imposable pour les sociétés locales affiliées sur la base des marges brutes de leurs différents types d’opérations.

Il est grand temps que les Nations unies se saisissent de cette question. Seul un effort de coopération véritablement mondial peut réparer un système déficient et, une fois pour toutes, mettre fin au nivellement par le bas – destructeur – de la fiscalité.

 

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