L’OCDE dévoile les contours de la « taxe GAFA »

Le Monde

Le projet sera soumis aux ministres des finances du G20, réunis les 17 et 18 octobre à Washington. Les profits de ces entreprises ultraprospères échappent aujourd’hui massivement à l’impôt, du fait de règles fiscales dépassées.

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Par Anne Michel Publié hier à 11h00, mis à jour hier à 15h01

C’est la réforme fiscale la plus ambitieuse et la plus difficile jamais tentée au plan mondial, qui devra mettre d’accord aussi bien Donald Trump que Xi Jinping, Emmanuel Macron que Boris Johnson, Angela Merkel que Narendra Modi. Mercredi 9 octobre, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) devait dévoiler sa proposition détaillée de taxation des géants du numérique et, au-delà, des multinationales actives dans de nombreux marchés sans y avoir de présence physique imposable – autant d’entreprises ultraprospères, dont les profits échappent aujourd’hui massivement à l’impôt du fait de règles fiscales dépassées, privant ainsi les Etats de ressources capitales.

Très attendue par les Etats et les ONG militant pour plus de justice fiscale, la proposition de l’OCDE sera soumise à la validation politique des ministres des finances du G20 – les dix-neuf pays les plus riches et l’Union européenne –, lors de leur réunion des 17 et 18 octobre à Washington. Puis, si le texte est approuvé, il sera discuté et adapté au sein du comité des affaires fiscales de l’OCDE, cette instance qui compte désormais à son bord pays riches et pays en développement, avec 134 Etats membres.

Lire la tribune : Fiscalité des multinationales : « Il est temps que les pays en développement se mobilisent »

Une petite révolution fiscale

« On espère que va s’ouvrir une vraie négociation, avec une vraie chance d’aboutir », déclare au Monde Pascal Saint-Amans, le directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE. Le revirement des Etats-Unis, qui ont fait leur propre réforme fiscale et sont prêts à reconnaître de nouveaux droits à taxer hors de leurs frontières, a levé un important point de blocage.

S’il est complexe, le texte vise un but simple : remplacer un modèle d’imposition vieux de plus d’un siècle, qui ne permet pas de taxer correctement les bénéfices des entreprises mondialisées et « digitalisées », c’est-à-dire en contact avec leurs clients par Internet, par « un nouveau modèle de taxation taillé pour le XXIe siècle », selon les termes de l’OCDE. Il s’agit, au fond, pour la communauté internationale, de lever plus d’impôts et de les répartir de manière plus équitable, entre les pays où se trouvent les sièges sociaux des entreprises et ceux où elles ont leurs marchés et leurs clients, entre pays du Nord et pays du Sud. Le tout en neutralisant, au passage, les stratégies d’optimisation fiscale agressives des grands groupes dans les paradis fiscaux. Rien de moins, donc, qu’une petite révolution fiscale, pour cette réforme que les médias ont baptisé du nom explicite de « taxe GAFA » – l’acronyme pour Google, Apple, Facebook et Amazon.

Lire l’éditorial : Taxation des GAFA : l’exemple français

Résumée, la proposition de l’OCDE tient en deux piliers. Le premier vise à organiser une nouvelle allocation des droits à imposer. Il détermine quel pays pourra imposer quoi, et selon quelles règles. Alors qu’aujourd’hui ces droits vont aux pays dans lesquels se trouvent le siège ou les droits de propriété intellectuelle des entreprises, l’OCDE propose de partager ces droits, demain, avec les pays dits « de marché », où se trouvent les clients des entreprises et grâce auxquels elles font des bénéfices : en Europe, en Amérique, en Asie, en Afrique… Les clients étant, à la différence des flux financiers, une donnée difficilement manipulable, une telle option compromettrait les stratégies de transferts artificiels de profits dans les paradis fiscaux.

L’OCDE tranche la délicate question du champ d’application de la réforme. Jusqu’ici, les pays s’étaient affrontés dans un débat stérile : le Royaume-Uni voulait limiter la réforme aux entreprises hautement « digitalisées » (opérant sur Internet et monétisant les données des clients, tels Google), la France défendait une imposition plus large, mais différenciant le numérique, les Etats-Unis prônaient la taxation de tous (de Google à Nike)…

Or, l’OCDE propose une « approche unifiée », et fait glisser dans le champ de la réforme, au-delà des géants du numérique, toutes les entreprises qui interagissent avec un marché sans y posséder « d’établissement stable » (de présence physique significative), mais sont en contact avec les consommateurs locaux (marketing, vente, etc.). Ce, y compris par l’entremise de distributeurs. Ce périmètre engloberait aussi bien Google qu’Apple et Facebook, mais exclurait les entreprises industrielles (telles Valeo par exemple) ou les compagnies minières. Il serait efficace sans être trop large.

Exit les politiques de planification fiscales agressives

Dans ces pays de marché, les entreprises visées par la réforme seraient imposées selon une règle à définir, au-delà d’un certain niveau de chiffre d’affaires (ou d’un certain montant de publicité). Quant aux modalités de répartition des droits à imposer, l’OCDE propose plusieurs pistes, comme d’accorder aux pays de marché un pourcentage des profits mondiaux des entreprises concernées, dits « résiduels » car situés au-delà d’un seuil de rentabilité considéré comme normal.

Le second pilier va de pair avec le premier. Il profite de ces nouvelles règles fiscales pour créer un taux minimum d’imposition des géants du Web et des multinationales « numérisées ». Exit, ainsi, les politiques de planification fiscale agressives, qui délocalisent le maximum de profits dans les paradis fiscaux. Tout Etat récupérerait la différence entre l’impôt acquitté à l’étranger par ses entreprises nationales et l’impôt qu’elles auraient dû acquitter sur son territoire… exactement comme l’ont récemment décidé les Etats-Unis, avec un impôt minimum fixé à 13 % des revenus mondiaux d’un groupe.

Selon l’OCDE, s’il est trop tôt pour mesurer l’impact financier qu’aurait une telle réforme pour chaque Etat, le système fiscal mondial en ressortirait modernisé. Cette réforme multilatérale se substituerait, en outre, aux taxes GAFA unilatérales déjà adoptées par certains pays, comme la France ou le Royaume-Uni. Elle contribuerait donc à plus d’harmonisation et de stabilité fiscales.

Mi-septembre, sans attendre la mouture finale du projet, la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international (ICRICT), un groupe d’économistes, parmi lesquels figurent Thomas Piketty et le Prix Nobel Joseph Stiglitz, en a critiqué le manque d’envergure prônant un big-bang fiscal plutôt qu’un compromis politique pragmatique. « Les discussions qui ont commencé à l’OCDE sont intéressantes, mais extrêmement insuffisantes », a déclaré M. Piketty, craignant que celles-ci n’aboutissent à « remettre des profits localisés actuellement dans les paradis fiscaux pour les transférer dans les pays riches ». « Cette relocalisation doit se faire de manière juste, de sorte à ne pas spolier les pays pauvres », a-t-il ajouté.

https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/10/09/l-ocde-devoile-les-contours-de-la-taxe-gafa_6014806_3234.html

ICRICTThomas Piketty