Impôts. Dernière chance pour sauver la taxe sur les multinationales

Mercredi, 9 Octobre, 2019

Pierric Marissal

L’OCDE présente, ce mercredi, le cadre de sa réforme censée mettre un frein à l’évasion fiscale. Des économistes poussent vers un assujetissement unitaire plus juste et moins tronqué que ce que les pays riches s’apprêtent à discuter.

Le rapport de forces a déjà débuté. L’OCDE a réuni, dès janvier, 130 pays pour décider d’une grande réforme de la fiscalité mondiale des sociétés. Et les discussions sur l’imposition, à l’échelle internationale, des entreprises vont débuter à partir du cadre qui sera présenté aujourd’hui. Les pays rassemblés devront se mettre d’accord sur les détails d’ici à 2020. L’idée originelle est de considérer les multinationales comme une entité unique et non comme un ensemble de filiales indépendantes. « Cela permettrait de taxer l’ensemble des bénéfices réalisés par le groupe et de les répartir là où est réellement l’activité. Par exemple, cela empêcherait la Société générale de déclarer plus de bénéfices en Irlande qu’elle n’y réalise de chiffre d’affaires », assure Raphael Pradeau, porte-parole d’Attac. De quoi mettre un coup d’arrêt à la principale stratégie employée pour transférer les bénéfices dans les paradis fiscaux.

Pas de limites aux transactions d’une filiale à l’autre

« Aujourd’hui, la majorité des échanges se font au sein des multinationales, d’une filiale à une autre, sans contrôle des prix. Cela sert à fabriquer des chiffres, à transférer les bénéfices là où l’impôt est bas », explicite l’économiste américain Joseph Stiglitz. L’ancien prix Nobel et membre de la Commission indépendante pour la réforme internationale de l’imposition sur les sociétés (Icrict ) était à Paris le 19 septembre, pour tenir une conférence de presse dans le but d’inciter l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à adopter cette taxation unitaire, sans la saborder. Car, dans le texte présenté ce mercredi, se cachent de nombreux loups. Pour preuve, dans les Échos de vendredi dernier, Tim Cook, PDG d’Apple – la multinationale qui a le plus grand trésor de guerre dans les paradis fiscaux – se réjouissait de ce travail de l’OCDE et promettait de s’y plier.

Thomas Piketty, également membre de l’Icrict, tire déjà le signal d’alarme : « L’OCDE dit : “Oui, nous devons avoir une imposition unitaire, c’est-à-dire une déclaration de bénéfices au niveau mondial, qui doit être répartie équitablement. Mais nous ne le ferons que sur les bénéfices résiduels et non sur les bénéfices courants.” (…) C’est une énorme arnaque. » Ce qui relèvera des bénéfices résiduels (revenus des marques, de la propriété intellectuelle…), des résultats courants (résultats d’exploitation et financiers) reste à définir. Ce qu’envisage l’OCDE ne mettra donc pas fin aux transactions d’une filiale à l’autre, principal vecteur d’évasion fiscale. Autre faille d’importance pointée par Lison Rehbinder, du CCFD Terre solidaire, « les bénéfices taxés à échelle globale seront répartis uniquement selon les ventes réalisées. Cela veut dire que les pays en voie de développement, qui fournissent pourtant le plus gros contingent de travailleurs et la matière première aux multinationales, n’auront quasiment rien ».

Cette injustice flagrante s’explique par le cadre des négociations. « L’OCDE reste un club de pays riches, ils ont juste poussé les meubles pour permettre aux pays pauvres de s’asseoir sur un strapontin », déplore Thomas Piketty. L’ONU aurait été amplement préférable, car elle offre, malgré ses lourdeurs, un espace de négociation transparent, politique, où chaque pays compte pour une voix. « Nous sommes à la table, mais nous n’avons pas le même pouvoir que les pays développés, témoigne Irène Ovonji-Odida, avocate, activiste de la société civile panafricaine et membre de l’Icrict. Nous avons besoin d’une réglementation équitable car le coût de l’évasion fiscale des multinationales pour la société africaine est énorme, autour de 50 milliards d’euros. Cela a des conséquences sur le travail, sur l’éducation, la santé… »

« Il est décisif que la population fasse pression »

L’OCDE a entre ses mains un outil potentiellement très efficace de lutte contre l’évasion fiscale des multinationales. Mais elle s’apprête à l’amputer sérieusement. « Il est décisif que la population fasse pression, ce pourquoi Attac va mener, ce samedi, une dizaine d’actions en France pour dénoncer l’impunité des multinationales », affirme Raphael Pradeau. Attac voit tout de même une raison de se réjouir. « Aujourd’hui, des économistes de renommée internationale donnent de la légitimité à la taxation unitaire, qu’on essaye de mettre dans le débat public depuis des années. Nous avons une solution technique, il ne manque plus que de la volonté politique », assure-t-il. Lison Rehbinder est un peu moins optimiste. « C’est vrai que depuis quinze ans le débat d’idées progresse mais, lorsqu’on regarde le résultat, les multinationales payent moins d’impôts qu’avant la crise. Et la solution apportée par l’OCDE est non seulement tronquée, inégalitaire dans sa répartition, mais va aussi complexifier encore plus la vie des administrations fiscales en faisant cohabiter l’ancien système des prix de transfert avec un nouveau. »

Pierric Marissal

https://www.humanite.fr/impots-derniere-chance-pour-sauver-la-taxe-sur-les-multinationales-678337