Les 28 ferment les yeux sur cinq Etats membres

Pembroke, à Malte. Les grands sites de jeu en ligne européens s’y sont installés, attirés par ses faibles prélèvements: le secteur représente presque 1/8e de l’économie locale. Photo G. CIPRIANO. NYT-REDUX-REA

Pembroke, à Malte. Les grands sites de jeu en ligne européens s’y sont installés, attirés par ses faibles prélèvements: le secteur représente presque 1/8e de l’économie locale. Photo G. CIPRIANO. NYT-REDUX-REA

Malte

Morceau de terre aride au milieu de la Méditerranée, Malte n’a, à part la beauté de ses plages, que très peu de ressources naturelles. Pour compenser, le gouvernement travailliste mise sur des politiques fiscales très avantageuses. «Nous ne sommes pas un paradis fiscal, mais nous avons un système d’imposition compétitif», se justifie-t-on au cabinet du Premier ministre maltais, Joseph Muscat. Tout le monde n’est pas du même avis. «Malte est un paradis fiscal, tranche le secrétaire général de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (Icrict), Tommaso Faccio. Sous couvert d’avoir un impôt de 35 % sur les sociétés, le gouvernement permet en réalité aux multinationales de ne les payer qu’à hauteur de 5 % ou 6 %. Tout cela légalement. Mais ils privent des pays européens de fonds qui financeraient les services publics.»

Les entreprises étrangères sont ainsi invitées à s’installer sur l’île européenne pour profiter d’avantages fiscaux sans avoir à déclarer d’activités conséquentes sur place. «Malte est devenue un point de transfert de fonds issus d’activités en Europe vers d’autres paradis fiscaux», poursuit Faccio.

Le secteur le plus emblématique de ces politiques est l’industrie du jeu en ligne. En quelques années, les grands sites européens ont déménagé sur l’île, attirés par ses faibles prélèvements, si bien que le secteur représente quasiment un huitième de l’économie nationale. Le pays propose aussi une exonération des recettes liées à la propriété intellectuelle. «Aucune mesure n’existe pour s’assurer que les revenus qui profitent de ces règles sont taxés ailleurs, explique l’eurodéputé vert allemand Sven Giegold, également membre de la commission d’enquête sur l’évasion et la fraude fiscales. Malte est aussi le seul pays dans lequel deux membres du gouvernement ont été impliqués dans les Panama Papers.» De retour d’une visite diplomatique sur l’île au sujet d’accusations de corruption au sein du gouvernement, Giegold dénonce «une culture d’impunité pour la criminalité économique. C’est un paradis fiscal et judiciaire. Une réforme est impérative».

Par ailleurs, le gouvernement maltais, qui a tenu la présidence du Conseil de l’UE au premier semestre 2017, en aurait profité pour tenter de contrer les velléités franco-allemandes de réformes des standards européens de taxation des géants du numérique. Giegold évoque la possibilité pour l’UE de déclencher l’article 7 du traité de Lisbonne contre Malte, ce qui provoquerait une suspension de certains des droits européens de l’île. «Nous n’avons pas changé de politique depuis notre entrée dans l’UE en 2004, se défend le cabinet du Premier ministre maltais. Nous respectons les standards de l’OCDE et jouons avec les mêmes règles du jeu que le Luxembourg, le Royaume-Uni et l’Irlande.»

Aude Massiot

 

Luxembourg

Ne pas se fier à son taux d’imposition du bénéfice des sociétés (29 %), au-delà de la moyenne européenne (23 %) quoique supérieur à celui de la France (33 %). Le Luxembourg peut ainsi se flatter officiellement de taxer les profits bien plus qu’ailleurs. Pur effet d’affichage car le Grand-Duché s’est fait une spécialité du tax ruling (ou rescrit fiscal) permettant aux multinationales de négocier par avance avec le fisc local un taux d’imposition aux petits oignons, plus proche de zéro que du 23 % affiché.

Grâce à Antoine Deltour, ancien salarié du cabinet d’audit PWC, dont les révélations sont à l’origine du LuxLeaks, plus personne ne peut ignorer ces arrangements fiscaux passés avec plus de 300 multinationales. Sur ces milliers de rescrits, la Commission européenne en a pointé un, pour l’exemple : celui négocié avec Fiat. Et a condamné fin 2015 le Luxembourg à réclamer au constructeur automobile italien «20 à 30 millions d’euros» d’impôts sur les bénéfices injustement non perçus…

Depuis, ce pays fondateur de l’UE multiplie les signes de bonne conduite, surtout depuis que son ancien Premier ministre, Jean-Claude Juncker, préside la Commission européenne : il s’engage à fournir aux autres pays membres le détail de ces rescrits, mais sans pour autant y renoncer car ils seraient «conformes au droit international», à défaut de la solidarité intraeuropéenne. Ironie de l’histoire, le Luxembourg, haut lieu de l’optimisation fiscale, vient d’hériter du siège du futur parquet antifraude européen. Tout en votant une loi accordant un «visa» automatique à tout «investisseur» de passage sur son sol.

Renaud Lecadre 

 

Pays-Bas

Selon la confédération internationale Oxfam, ce serait le troisième sur la liste des «pires paradis fiscaux», non loin des Bermudes. Là encore, avec un taux d’impôt sur les bénéfices proche de la moyenne européenne (25 %), les Pays-Bas sont censés jouer au bon élève. Mais l’envers du décor est moins reluisant. Le particularisme fiscal néerlandais tient au statut des holdings. Au nom du vieux principe non bis in idem, une même somme ne saurait être taxée deux fois. Prenons le cas d’une maison mère et de sa filiale : les profits de la seconde sont sujets à l’impôt sur les bénéfices, mais quid des dividendes remontant à la première ? Il existe pourtant une taxe de 5 % sur ces profits, mais que l’ingénierie batave s’applique à contourner depuis une quinzaine d’années.

Il y a le statut BV (besloten vennootschap), proche de celui de la SARL à la française, sauf qu’aux Pays-Bas, il n’est assujetti à aucun impôt sur les dividendes de ses filiales. Mieux encore, le statut de la commanditaire vennootschap, sans la moindre personnalité juridique : à ce titre, elle est tout simplement exonérée du moindre impôt… C’est la porte ouverte à tous les transferts de bénéfices intragroupe : un pied au Pays-Bas, un pied en dehors - en multipliant à l’envi les allers-retours. Dans le jargon, on appelle ça le «sandwich hollandais». Du non bis in idem initial ne demeure plus que le «non». Via cette manip «légale», les Pays-Bas considèrent qu’il revient aux autres pays, s’ils le souhaitent, de taxer ces flux alors qu’Amsterdam facilite leur exfiltration dans des paradis fiscaux encore plus exotiques.

Evidemment, les multinationales y ont recours : américaines (Nike, Heinz, Caterpillar…), françaises (la moitié du CAC40 : Danone, Renault, Airbus, Total, Thales, Engie…), mais aussi néerlandaises(Philips, Unilever, Shell…), sans compter certains groupes de rock (U2, les Rolling Stones). Au total, près de 20 000 boîtes aux lettres ont été ouvertes aux Pays-Bas et environ 12 000 milliards de dollars y transitent annuellement. Pour quel bénéfice fiscal ? En bout de course, l’impôt sur les sociétés ne rapporte au budget néerlandais que 2,6 % de son PIB - contre 2,7 % en France. En 2009, Barack Obama avait sidéré son monde en pointant directement les Pays-Bas comme plaque tournante des dérives offshore. Le Parlement batave, offusqué, aura pour sa part voté une motion refusant formellement l’étiquette de «paradis fiscal». S’il le dit… En 2013, un quotidien économique néerlandais, Het Financieele Dagblad, pointait le cas d’EDF, contrôlée à 85 % par l’Etat français, pour avoir immatriculé pas moins de trois holdings financiers au pays des tulipes, pour mieux investir dans les pays de l’Est. Et d’en conclure : «C’est plus intéressant d’investir en Pologne via les Pays-Bas que depuis la France.» Bienvenue dans l’UE.

 Renaud Lecadre 

  

Irlande

Si les critères étaient soigneusement appliqués au sein des vingt-huit membres de l’Union européenne, l’Irlande serait probablement qualifiée de paradis fiscal. Son régime extrêmement favorable aux multinationales, leur permettant de payer peu, voire pas d’impôts, est montré du doigt depuis plusieurs années déjà. Il a aidé le petit pays à attirer sur son sol de grands noms, comme Apple, mais aussi Google, Facebook ou Microsoft, qui y ont installé leurs quartiers généraux européens. La semaine dernière, le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a déclaré à l’Irish Times que le pays était un «paradis fiscal» permettant aux entreprises de «placer leur argent et d’éviter de payer des taxes».

En août 2016, la Commission européenne a épinglé Dublin à cause d’un régime fiscal trop favorable à la compagnie Apple : il lui avait permis d’économiser 13 milliards d’euros. En 2013, Apple avait confirmé au Sénat américain que deux de ses filiales en Irlande ne déboursaient que 2 % d’impôts sur les entreprises. En réaction, la Commission a demandé à Dublin de collecter les impôts non payés, jugeant la situation illégale car elle favorisait une firme par rapport aux autres. Face à l’extrême réticence du gouvernement irlandais, la commissaire européenne à la Compétition, la Danoise Margrethe Vestager, a porté le cas en octobre devant la Cour de justice de l’UE.

Lundi, le ministre irlandais des Finances a finalement annoncé qu’un accord avec Apple avait été trouvé et que les 13 milliards d’euros commenceront à être versés en janvier. La somme totale devrait être payée d’ici la fin du premier trimestre. Elle restera bloquée sur un compte, le temps que l’appel déposé devant la Commission européenne par Apple, mais aussi par le gouvernement irlandais, soit entendu.

Sonia Delesalle-Stolper

 

Royaume-Uni

Pour le moment, le Royaume-Uni fait toujours partie de l’Union européenne et reste donc, à l’instar des vingt-sept autres membres, exclu de la liste noire des paradis fiscaux. Mais qu’en sera-t-il au lendemain du Brexit ? Le 29 mars 2019, le Royaume-Uni sera sorti des instances européennes. Or, selon l’ONG Tax Justice Network (lire pages 3-4), le pays aurait toutes les caractéristiques pour être qualifié de paradis fiscal s’il continuait à user de certaines pratiques jugées extrêmement favorables aux entreprises et contraires aux règles de compétition entre les pays.

La Commission européenne vient d’ailleurs d’ouvrir une enquête sur le système du «Group Financing Exemption», une spécificité complexe du régime fiscal britannique qui autorise les multinationales basées au Royaume-Uni à financer une filiale dans un autre pays via un centre financier offshore. Ce tour de passe-passe permet à la multinationale de payer moins d’impôts au Royaume-Uni. Si l’enquête de la Commission ne remet pas vraiment en cause la légalité du système, elle doit établir si cette pratique défavorise les entreprises basées dans d’autres Etats membres. Evidemment, une fois le Brexit entériné, la situation sera tout autre.

Mais tant que le Royaume-Uni fait partie de l’UE, il est soumis aux mêmes droits et règles que les autres, notamment en matière de compétition fiscale. Certains des plus ardents brexiters ont menacé de sciemment transformer le Royaume-Uni en paradis fiscal, un chantage que Tax Justice Network juge malvenue tant il «ouvrirait facilement la porte à des représailles de l’Union européenne».

 

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