Pas de révolution en vue pour la taxation des multinationales

La Bulle économique par Marie Viennot la samedi de 12h41 à 12h45

12/10/2019

L'OCDE vient de publier une approche unifié pour combler les failles qui permettent aux grandes entreprises de réduire artificiellement leurs impôts. La solution qui se dessine a le mérite de ne fâcher personne, mais qui avantagera-t-elle au final ? Est-ce une révolution ?

Avril 2018, Attac cible Apple avec ce message : "en France nous sommes 67 millions de victimes de l’évasion fiscale». En optimisant leurs impôts dans les pays riches, les entreprises du numériques ont poussé (malgré elles) les leaders à bouger. • Cr…

Avril 2018, Attac cible Apple avec ce message : "en France nous sommes 67 millions de victimes de l’évasion fiscale». En optimisant leurs impôts dans les pays riches, les entreprises du numériques ont poussé (malgré elles) les leaders à bouger. • Crédits : Eric FEFERBERG - AFP

"Je pense que les gens sont fatigués de ces rencontres au sommet" répondait Bruno Le Maire à des journalistes américains à l’occasion de l’une de ces réunions au sommet l’été dernier à Chantilly. 

Au menu ce jour là du G7 finances, les ministres des finances des pays les plus riches de la planète : un sujet à 500 milliards de dollars, ou 600 selon le FMI ou entre 100 et 240 milliards selon l’OCDE… En fait, on ne sait pas bien, puisqu’il s’agit des montants détournés par les multinationales chaque année grâce à l’optimisation fiscale. L'économiste Gabriel Zucman donne un autre ordre de grandeur en pourcentage. Selon ses calculs, 40% des profits des multinationales seraient délocalisés dans des paradis fiscaux.

Estimation par le parlement européen de la perte de revenu dûe à l'optimisation fiscale agressive par type de pays, et comparaison avec d'autres estimationss• Crédits : Parlement européen

Aujourd'hui qui gagne qui perd ?

Les grandes gagnantes des failles du système actuel, ce sont les entreprises qui réduisent artificiellement leurs impôts, les paradis fiscaux qui récupèrent le peu qu'elles payent, et les conseillers fiscaux qui façonnent les montages. Ce sont auss toutes les entreprises du monde... celles qui payent leurs impôts sans tricher mais profitent par ricochet de la compétition fiscale que se livrent les Etats pour ne pas être qualifié d'enfer. En 30 ans, le taux d'impôt sur les sociétés a été divisé par deux dans le monde, c'était 49% en moyenne en 1985, 24% aujourd'hui.

Les grands perdants, ce sont les pays dans lesquelles ces entreprises vendent leurs produits ou leur services mais qui ne peuvent pas les taxer à la hauteur des profits qu'elles y réalisent, et ce sont bien sûr les citoyens et citoyennes de ces pays qui voient la pression fiscale augmenter... à moins qu'ils puissent s'offrir eux aussi les services d'un spécialiste en optimisation

Faute d’accord dans l’Union Européenne, la France a décidé d’imposer seule une taxe sur les entreprises du numérique, la taxe dite gafa… mais elle espère toujours une solution mondiale.

Je suis prêt à attendre mais pas une éternité, Bruno Le Maire, au G7 finance de Chantilly.

Notre ministre des finances est prêt à attendre mais pas une éternité dit-il. Quatre mois plus tard, ça y est, ça avance, l’Ocde a mis cette semaine son projet sur la table. La moitié du projet final, pour être précise, le Pilier un dans le jargon officiel. Le pilier 2, sera exposé plus tard.

Révolution fiscale ? Oui mais non...

Va-t-on vers une révolution fiscale internationale ? La réponse est oui et non.

Oui dans l’approche, non dans le résultat si on va au bout de cette approche unifiée, comme l’appelle l’OCDE. Unifiée car elle concilie les idées disparates des pays prêts au changement. Ils sont 134, mais le document de l'OCDE sera d'abord présenté au G20 à Washington la semaine prochaine. 

L’ocde est une "organisation pour la coopération et le développement économique" créée il y a 60 ans pour je cite « œuvrer à la mise en place de politiques meilleures pour une vie meilleure ». 

Elle est financée par ses 44 pays membres, les pays les plus avancés de la planète mais sur ces questions fiscales elle travaille avec 134 pays et juridictions. Même les îles caymans, les bermudes et d’autres paradis fiscaux notoires sont de la partie. Eux, se définissent comme des « investment hubs », des plaques tournantes de l’investissement en quelque sorte. 

Parmi ces 134 pays, il y a aussi des pays dits émergents, Chine, Inde, Brésil des pays dits en développement, ou encore "low income countries" pays à bas revenu. 36 états africains sont notamment réunis au sein de l'ATAF (Forum de l’Administration Fiscale Africaine). 

Pour les pays pauvres au sous-sol riches, l’évasion fiscale est un vieux problème. Les ONG d’aide au développement sonnent l'alerte depuis la fin des années 80 mais elles étaient peu entendues au nord, où les pays étaient surtout inquiets de voir leurs entreprises qui se mondialisaient imposées plusieurs fois. "Pour un monde meilleur", l’OCDE luttait alors essentiellement contre la double imposition des multinationales. 

En 2001 un papier du FMI s'inquiète déjà de voir les Etats perdre à terme leur capacité à taxer les entreprises et qualifie les paradis fiscaux de "fiscal termites"

18 ans plus tard, l’OCDE se préoccupe de la double non imposition des multinationales, et leur capacité à se jouer des règles (légales) pour réduire leurs impôts à zéro. Ça c’est une révolution, dans l’état d’esprit.

Ce virage à 180 degrés, il n'est pas nouveau. On le doit au numérique, à la crise et aux révélations en cascade (Lux Leaks, Panama Papers, Paradise Papers etc..). 

Un virage à 180 degrés

Comme les pays en voie de développement auparavant, les pays riches voient leur base imposable s’éroder, c’était déjà le cas avant, mais avec les Gafa c’est pire, et cela se sait.

Les citoyens sont de plus en plus dégoûtés, de plus en plus taxés. La crise n’a rien arrangé, les Etats "riches" manquent d’argent, alors oui, l’évasion fiscale c’est aussi dorénavant leur problème.

Sur les 600 milliards, si on prend l’estimation haute du FMI, 400 milliards sont perdus pour les pays riches, 200 pour les pays pauvres, c’est plus que le montant mondial de l’aide au développement. 

Comment répartir cette richesse perdue ? Selon quels critères ?

C’est là que le projet de l’OCDE est un brin révolutionnaire. Aujourd’hui, il faut une présence physique pour être taxé dans un pays. Ce n'est plus le cas sans l’approche unifiée. Ça c’est nouveau. Et cela comble quelques trous dans la raquette… notamment pour le numérique.

Mais l’ancien système demeure. On lui en superpose juste un nouveau, dont les modalités les plus importantes restent à négocier : seuils, définition, pourcentage, clé de répartition… autant dire que rien n’est fait et que rien n’est plus simple.

De scandales en leaks en tout genre, on a bouché quelques trous. L'ocde a réussi à faire accepter et adopter ce qu'on appelle BEPS 1. Depuis les administrations fiscales sont tenues de coopérer, les grandes entreprises doivent rapporter leurs profits pays par pays. Ci-dessous une vidéo (en anglais) qui décrit ces avancées. 

Mais toutes les failles dans lesquelles s'engouffrent les optimisateurs fiscaux ne sont pas comblées. Ces failles sont aussi nombreuses que le nombre de filiales et entités créées artificiellement par les multinationales pour se vendre à elles même leur marque, leurs algorithmes, se faire des prêts, se transférer des royalties, bref tout ce système de transfert intragroupe d'une complexité folle, ce paradis à conseiller fiscal, ce système là n’est pas remis en cause dans l’approche unifiée de l’OCDE. 

On estime que les échanges entre multinationales représentent 60% du commerce mondial, Coca Cola a 60 filiales en France, pour quoi faire ? 

Les ONG déçues proposent autre chose...

Les ONG qui alertent depuis longtemps sur l'évasion fiscale des multinationales sont déçues et craignent que le projet de l'OCDE ne favorise surtout les pays riches et n'empêche de réfléchir autrement et dans un autre cadre (celui de l'ONU notamment) à ces questions fiscales. Ici la tribune d'un économiste dans le Monde

L'ONG britannique Tax justice network (en anglais) considérait le projet de l'OCDE (avant sa publication et aux vues de ses orientations préalables) semblables à des "pneus nouveaux dans la même vieille voiture". 

Le projet de l'OCDE n'est pas le seul qui existe. Depuis quelques années une "Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT)" cherche à "promouvoir une discussion plus large et plus inclusive dans le domaine des règles fiscales internationales". Elle propose de nouvelles règles "non manipulables", comme les répartitions des impôts entre pays selon le chiffre d'affaire, le nombre d'employés, le nombre d'utilisateurs (pour le numérique).

L'Icrict (Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation) réunit de nombreux chercheurs notamment Joseph Stiglitz, Thomas Piketty et Gabriel Zucman. 

A toutes ces remarques et critiques, Pascal Saint Amans, le directeur fiscal de l'OCDE, répond qu'il vaut mieux des changements graduels et acceptés par les pays plutôt que pas de changement du tout. Oui l'approche de l'OCDE est complexe, admet-il mais elle est réaliste politiquement car les Etats ne sont pas ouverts à un "big bang fiscal". 

Difficile de faire la révolution sans révolutionnaire. 

https://www.franceculture.fr/emissions/la-bulle-economique/pas-de-revolution-en-vue-pour-la-taxation-des-multinationales

ICRICT