Fiscalité des multinationales : les Etats-Unis montrent un chemin ambitieux, suivons-le

Par Eva Joly,

Les Etats-Unis nous étonneront toujours. Après quatre ans d’attaques systématiques contre les institutions internationales et le multilatéralisme, l’élection du très modéré Joe Biden ne nous laissait guère espérer de grand changement. C’est pourtant de Washington que vient d’émaner une initiative qui pourrait prendre des allures de révolution pour le financement des économies mondiales mises à genoux par la pandémie de la Covid-19.

En apparence, ce que l’administration américaine vient d’annoncer, taxer à hauteur de 21% les profits des multinationales à l’étranger, relève d’une décision unilatérale. Cela signifie que les filiales des multinationales états-uniennes implantées par exemple en Irlande (où le taux est de 12%) paieront immédiatement un impôt supplémentaire de 9% au fisc dans leur pays.

Cette résolution, qui a pour objectif de financer un formidable plan de relance, est d’autant plus remarquable que Washington prévoit de l’appliquer immédiatement, sans attendre un accord international, au niveau du G20 (les 20 premières puissances de la planète) ou de l’OCDE - l’Organisation pour la coopération et le développement économiques, qui tente depuis 2013, de réformer la fiscalité internationale.

En réalité, cette initiative est une formidable opportunité. Si un nombre important de pays emboîtaient le pas aux Etats-Unis, les multinationales ces dernières n’auraient plus d’incitation à maquiller leur comptabilité en concentrant artificiellement leurs bénéfices dans des juridictions à faible fiscalité. Ces dernières seront contraintes de réagir en appliquant le taux minimum au lieu de faire du parasitisme.  Les paradis fiscaux n’auraient plus raison d’être

L’ambition américaine relance ainsi la possibilité d’obtenir de mettre fin à la dévastatrice course au moins disant en termes d’impôts sur les bénéfices des entreprises à laquelle nous assistons depuis quarante ans. Pour la première fois, nous avons la possibilité de dépasser les réticences des puissances qui considèrent de façon erronée – à commencer par les Etats-Unis – qu’obéir aux exigences des multinationales est la meilleure façon de servir leur intérêt national. Au sein de l’Europe, on pourrait enfin contourner le blocage de l’Irlande ou des Pays-Bas.

Evidemment, la riposte est déjà en cours. Certains économistes, y compris à la tête de la Banque Mondiale, prétendent que ce taux de 21% serait excessif, et qu’il serait dommageable aux pays en développement, les privant d’un précieux outil pour attirer des investissements.

C’est un discours inacceptable. Les études montrent que lorsqu’une entreprise fait un arbitrage pour décider où installer une unité de production, les avantages fiscaux apparaissent bien bas dans la liste des critères de choix, derrière la qualité des infrastructures, l’éducation et la bonne santé des emplois, ou encore la stabilité juridique. En outre, les pays en développement sont les premiers perdants de cette surenchère de la compétition fiscale. Leurs budgets dépendent en effet proportionnellement plus des impôts sur les entreprises que dans les nations riches.

Les porte-parole des grandes entreprises se sont aussitôt appropriés de cette rhétorique, se disant en faveur d’une harmonisation fiscale au niveau mondial, mais avec un taux beaucoup plus bas, 12,5% par exemple. Cela revient à plaider pour le statut quo dont les seuls gagnants sont les multinationales.

Nous pensons, au sein de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT), dont je fais partie au côté, notamment, des économistes Joseph Stiglitz, Thomas Piketty et Gabriel Zucman, que le taux idéal d’impôt minimum mondial effectif devrait être de 25%. Reste que 21% serait déjà un pas dans la bonne direction que nous tenons à saluer.

C’est pourquoi il est aujourd’hui urgent que des économies importantes comme la France ou l’Allemagne s’engagent unilatéralement, à l’instar des Etats-Unis, à taxer leurs multinationales à hauteur d’au moins 21%. Elles inciteraient leurs voisins à en faire de même et en finiraient avec cette hypocrisie qui permet à plusieurs paradis fiscaux d’exister au sein même de l’Union Européenne.

C’est aussi le moment en Europe d’instaurer plus de transparence, avec la publication des bénéfices des multinationales, déclinés pays par pays. Concrètement, si la France, par exemple, s’y engageait, cela permettrait, à tous en Suisse, citoyens, décideurs politiques, journalistes ou chercheurs, de savoir combien les entreprises hexagonales déclarent en Suisse, combien elles emploient de personnel et paient d’impôts. Cette mesure puissante rétablira la confiance dans le système fiscal et obligera entreprises et gouvernements à rendre des comptes. L’Union Européenne deviendrait un exemple à suivre au niveau mondial.

La pandémie du Covid-19, la plus grave crise sanitaire mondiale depuis un siècle, nous oblige à repenser fondamentalement la notion de solidarité internationale. Nous avons aujourd’hui une chance unique, ne la laissons pas passer.

Eva Joly est membre de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT) et ex-députée au Parlement Européen, où elle était vice-présidente de la Commission d'enquête sur le blanchiment d'argent, l'évasion et la fraude fiscales.

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ICRICTEva Joly