La justice fiscale n’est pas une bataille technique

Par Magdalena Sepúlveda

On a beaucoup glosé sur le « monde d’après », qui renaîtrait au lendemain de la pandémie, plus durable, solidaire et féministe. Pourtant, alors que le monde vient de commémorer ce 10 décembre la « Journée internationale des droits humains », l’hypocrisie et le cynisme restent de mise, en particulier de la part des pays riches.  

Prenez la Covid-19. Malgré leurs promesses, la majorité des Etats du Nord ont monopolisé les vaccins et refusent la levée des brevets relatifs au virus. Certes les droits de propriété intellectuelle ne sont pas la seule raison pour laquelle à peine 7% des Africains sont complètement vaccinés, mais c’est un obstacle de taille. Un égoïsme vaccinal moralement scandaleux, et qui revient comme un boomerang avec l’apparition de nouveaux variants.

L’autre image lamentable de cette fin d’année 2021 est la multiplication des drames concernant les migrants aux portes de la Pologne, dans la Méditerranée, dans la Manche, ou à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Là encore, les dirigeants des pays riches font mine d’oublier que si la reprise économique est manifeste chez eux, la pauvreté continue à croître dans les pays en développement, contraignant des centaines de milliers de personnes à l’exil.  Environ 97 millions de personnes supplémentaires vivent avec moins de 1,90 dollar par jour à cause de la pandémie, et 163 millions de plus vivent avec moins de 5,50 dollars par jour. Trois à quatre années de progrès vers l’élimination de l’extrême pauvreté ont été perdues.

Loin des grands titres de la presse, une autre actualité souligne le double discours des grandes puissances : il s’agit de la réforme de la taxation des multinationales. Un accord a été adopté début octobre, avec pour objectif d’en finir avec la dévastatrice concurrence que se mènent les Etats en termes de fiscalité des entreprises, provoquant une hémorragie des ressources aux dépens du financement des droits comme l’accès à l’eau, à la santé, ou à l’éducation. Chaque année, au moins 483 milliards de dollars de recettes fiscales sont perdus en raison des abus fiscaux commis par des multinationales et des particuliers fortunés. De quoi couvrir plus de trois fois le coût d’un schéma vaccinal complet contre la Covid-19 pour le monde entier.

Le monde continuera à être privé de ces fonds. L’accord, conduit par l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques, l’OCDE, sans vraiment écouter les pays en développement, n’a abouti qu’à la mise en place d’un impôt de 15% sur les multinationales. Cela ne générera que 150 milliards de dollars de recettes fiscales supplémentaires, qui, de surcroît, iront en priorité aux pays riches. On aurait pu obtenir 250 milliards de dollars  de plus avec un taux de 21% par exemple, et même 500 milliards de dollars de plus avec un taux de 25%, comme le préconisait l’ICRICT, la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises, dont je fais partie auprès de personnalités tels Joseph Stiglitz, Thomas Piketty, Jayati Ghosh et José Antonio Ocampo.

Preuve, s’il en fallait, que les leaders des pays riches sont convaincus que la meilleure façon de servir leur intérêt national est de se soumettre aux injonctions des multinationales et des paradis fiscaux. Rien d’étonnant : la majorité de ces derniers ne sont pas des petites îles bordées de cocotiers : les pays de l’OCDE sont responsables de 78% des pertes fiscales annuelles subies à travers le monde au profit des multinationales et des plus riches.

Continuer à tolérer l’évasion et l’optimisation fiscales des plus riches et des multinationales, et en conséquence, priver les Etats de ressources supplémentaires revient à s’attaquer de plein front aux droits humains. Impossible, sans ces fonds, de remettre à flot les systèmes de santé qui se sont battus héroïquement contre le virus – des milliers de médecins et d’infirmiers y ont laissé la vie. Impossible de redonner un futur aux enfants déscolarisés pendant la pandémie – c’était le cas de 99% des enfants en Amérique Latine, pendant une année entière, et l’on estime que 3,1 millions d’entre eux ne retourneront plus jamais à l’école. Impossible, également, de financer des infrastructures, donnant accès à l’eau ou à l’assainissement, des crèches et des maisons de retraite, continuant à alourdir la charge de travail des femmes, les premières victimes de la pandémie. Impossible, enfin, de faire face à l’urgence climatique.

Cependant, un monde meilleur est possible, grâce au mouvement croissant de personnes qui, partout, mettent les gouvernements au défi de faire contribuer les multinationales et les super-riches à leur juste part. Chaque pays peut, s’il le veut, adopter unilatéralement un taux de taxation des multinationales plus ambitieux, à commencer par les Européens. L’effet d’entraînement sera inéluctable. Qu’on se le dise : la justice fiscale n’est pas une bataille technique, c’est un outil crucial pour faire progresser les droits humains.

Magdalena Sepúlveda est directrice exécutive de la Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights et membre de la Commission indépendante sur la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT). De 2008 à 2014, elle a été le rapporteur des Nations unies sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme. @Magda_Sepul

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