Taxer (enfin) les plus riches : ce débat brûlant que le gouvernement s’épargne

Scandée par les manifestants, proposée par certaines élites économiques, voulue par de nombreux parlementaires au niveau européen... la taxation des plus riches revient comme une évidence en plein conflit social en France. Mais le gouvernement s’y est toujours opposé. 

Mathias Thépot

21 mars 2023 à 12h39

« Taxez« Taxez les riches ! Taxez les riches ! » Ce slogan est devenu le refrain favori de nombreux manifestants contre la réforme des retraites, comme ici place de la Concorde à Paris après l’annonce du nouveau recours à l’article 49-3 de la Constitution par la première ministre Élisabeth Borne.

Le constat d’un traitement injustement différencié entre, d’un côté, une caste d’ultraprivilégiés à qui l’on permet d’échapper à l’impôt, et, de l’autre, le peuple à qui l’on demande sans cesse des efforts supplémentaires, est désormais ancré dans les consciences. 

Même au sein des « élites économiques » habituellement enclines à la mise en œuvre de réformes visant à favoriser le camp du capital, on avoue qu’il y aurait actuellement matière à demander davantage aux plus aisés.

Ainsi le haut fonctionnaire Jacques Attali, conseiller de tout temps des chefs d’État, expliquait sur BFMTV que plutôt que de lancer une réforme des retraites hasardeuse, le gouvernement aurait mieux fait d’aller chercher les milliards « dans les impôts sur les plus riches ».

Le chef économiste de la banque d’affaires Natixis, Patrick Artus, a pour sa part récemment déclaré au journal Le Revenu que pour répondre aux grands défis économiques de ce monde, « l’État devrait taxer plus fortement les patrimoines des ménages les plus aisés ».

Plus modéré, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a tout de même appelé le gouvernement à plus de mesure dans sa politique fiscale : « Arrêtons la course à la baisse d’impôts dans ce pays, surtout avec les déficits que nous avons. » Remettre plus de justice fiscale dans notre système, il n’y a donc pas que la rue qui le dit.

Les ultrariches paient moitié moins d’impôts 

L’économiste Gabriel Zucman, professeur associé à l’Université de Californie à Berkeley, donne une lecture plus précise de ces inégalités : « Les ultrariches, c’est-à-dire les milliardaires et les gens à la tête de centaines de millions d’euros de patrimoine, paient deux fois moins d’impôts, en proportion de leurs revenus, que le reste de la population », a-t-il détaillé le 14 mars lors d’une conférence organisée par l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) en partenariat avec l’EU Tax Observatory, Oxfam France et l’Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation (ICRICT).  

En fait, a-t-il précisé en s’appuyant sur les travaux de l’Institut des politiques publiques (IPP), « la quasi-totalité des catégories de la population – classes populaires, modestes, moyennes et supérieures – consacrent environ 50 % de leurs revenus à l’impôt, que ce soit via l’impôt sur le revenu, la TVA ou la taxe foncière. Alors que les ultrariches, eux, ne paient qu’entre 20 et 25 % ».

Cela est dû au fait, ajoute-t-il, que l’impôt sur le revenu (IR) « échoue dramatiquement à taxer les grandes fortunes ». Ainsi, « concrètement, les 370 plus riches familles ne sont effectivement taxées qu’autour de 2 % à 3 % à l’impôt sur le revenu ». Car elles ont systématiquement recours « à des sociétés-écrans et des holdings dont les flux de dividendes ne sont pas soumis à l'impôt sur le revenu ».

D’autres chiffres plus précis sur ce thème vont être publiés en mai 2023 par l’IPP dans une étude qui pourrait avoir l’effet d’une bombe, a-t-on appris dans un article de Challenges. En effet, les chercheurs de l’IPP ont réussi à recouper des données de l’administration fiscale sur les ménages avec celles des actionnaires des entreprises. Ce qui était difficile jusqu’ici.

Selon Challenges, l’IPP nous apprendra notamment que, rapporté à leur fortune totale, le taux d’impôt des 0,1 % les plus riches en France atteint seulement 2 % de leur richesse accumulée. Et « pour le gotha des 0,0001 % les plus fortunés, le taux de prélèvement tend à se rapprocher de zéro (0,11 %) », écrit le magazine. Autant dire rien.

Recréer un ISF 

Pour Gabriel Zucman, « la seule façon de s’attaquer à cette injustice fiscale, c’est de créer un impôt sur la fortune (ISF) ». L’économiste a ajouté lors de la conférence organisée par l’Iris que si l’on se positionnait dans une logique purement financière – comme le gouvernement l’a fait pour justifier sa réforme des retraites –, un nouvel ISF sur les super-riches pourrait même rapporter gros.

Selon ses calculs, si l’on appliquait en France – sur le modèle de ce que proposaient les figures de la gauche américaine Bernie Sanders ou Elizabeth Warren – un ISF sur les très riches « qui taxerait à partir de 20 ou 30 millions d’euros de patrimoine avec un barème progressif de quelques points de pourcentage – 3 %, 4 % puis 5 % pour les milliardaires –, la France pourrait collecter 1 point de PIB de recettes supplémentaires chaque année, soit entre 20 et 25 milliards d’euros : c’est deux fois plus que ce qu’espérait initialement le gouvernement pour sa réforme des retraites », compare-t-il. 

Mais pour l’exécutif, il n’est pas question de renflouer les comptes publics en taxant les ultrariches. À chaque fois que la question de l’ISF, hautement sensible politiquement, a été remise dans le débat, le président de la République et ses ministres ont défendu bec et ongles sa suppression, actée en 2018. Ni la crise des « gilets jaunes », ni la crise sanitaire, ni le retour de l’inflation n’ont entamé leurs certitudes.

Lors des débats budgétaires de l’automne dernier, la question de la réintroduction de l’ISF a pourtant été soulevée par les député·es de gauche. Mais le ministre de l’action et des comptes publics, Gabriel Attal, s’est montré inflexible : « Faire le chemin inverse sur le plan fiscal, cela vaudra aussi en matière d’emploi. Vous replongerez des millions de Français dans le chômage ; les entreprises se retrouveront de nouveau sans capitaux, sans investissements », a-t-il lancé à l’opposition parlementaire.

Réformes inefficaces

Le problème, c’est qu’aucune étude économique sérieuse ne confirme les propos du ministre. Surtout, le comité d’évaluation de l’institution France Stratégie – rattachée à Matignon – s’est jusqu’ici montré incapable de prouver une quelconque efficacité des réformes de baisse de la fiscalité des plus riches. Celle qui a consisté à transformer de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) en 2018 a par exemple eu des effets « nuls » sur l’investissement des entreprises et sur les salaires.

Même conclusion concernant l’instauration du prélèvement forfaitaire unique (PFU), une flat tax de 30 % sur les revenus du capital également instaurée en 2018, et dont le comité d’évaluation indique qu’elle n’a pour l’instant « aucun impact sur l’investissement et les salaires »

France Stratégie va même plus loin et rappelle que l’absence d’effets identifiés pour ce type de réformes « s’inscrit en fait dans la lignée de nombreuses études académiques disponibles au niveau international, qui échouent à mettre en évidence qu’une modification de la fiscalité du capital pesant sur les ménages puisse avoir un effet notable sur le comportement réel des entreprises, tant en termes d’investissement que de demande de travail ».

En revanche, on sait que la suppression de l’ISF et l’instauration du PFU sont venues garnir encore davantage les comptes en banque des plus riches. L’IPP a expliqué dans cette étude que les mesures socio-fiscales du gouvernement à destination des ménages avaient entraîné une augmentation moyenne du revenu disponible supérieure pour les 1 % les plus aisés par rapport au reste de la population. Et que ces « gains plus élevés pour les plus hauts revenus s’expliquent à la fois par la transformation de l’ISF en IFI et par la mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus du capital ».

Le PFU a enfin eu comme effet clairement identifié de faire gonfler les dividendes déclarés chaque année à l’impôt sur le revenu, d’environ 9 milliards d’euros, soit une hausse de 60 % par rapport à la période d’avant la mise en place de la réforme...

Le salut viendra d’ailleurs 

Bref, relever l’imposition des plus riches en France n’aurait rien de déraisonnable sur le plan économique. Malgré le refus de l’exécutif, le salut pourrait venir au niveau européen ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Avec plus de 130 collègues à Bruxelles, l’eurodéputée de gauche Aurore Lalucq a par exemple signé une pétition prônant un ISF mondial. L’idée est de procéder de la même manière que pour l’accord international sur la taxation minimum à 15 % des bénéfices des multinationales qui réalisent plus de 750 millions de chiffre d’affaires.  

Dans une tribune publiée au Monde le 14 mars et cosignée avec Gabriel Zucman, Aurore Lalucq propose ainsi d’« instaurer un impôt sur la fortune des ultrariches à l’échelle internationale de 1,5 % à partir d’un patrimoine de 50 millions d’euros afin de réduire les inégalités, tout en participant au financement des investissements nécessaires à la transition écologique et sociale ». Une mesure également soutenue par le Prix de la Banque de Suède en hommage à Alfred Nobel, Joseph Stiglitz. 

Mais la partie est loin d’être gagnée, notamment au niveau européen où la bataille fut déjà rude avec la Pologne et la Hongrie pour se mettre d’accord sur un impôt sur les sociétés minimum pour les multinationales.

« Il y a une révolution institutionnelle à faire en Europe, car pour entériner les réformes fiscales, il faut l’unanimité des membres du Conseil, ce qui crée souvent des blocages », explique Aurore Lalucq.   

Sur le thème de l’impôt sur la fortune – supprimé par la quasi-totalité des pays du Vieux Continent depuis l’avènement du néolibéralisme –, dégager un consensus s’annonce d’autant plus ardu.

« Un grand nombre d’États doit faire le deuil de cette mondialisation heureuse qui promettait que grâce aux baisses d’impôts et de taxes, la croissance serait continue et le monde meilleur », pense Aurore Lalucq. Et de cingler : « Le gouvernement français en premier lieu… »

Mathias Thépot

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